















BLOOM - LE SANG DES GLACIERS, 2022-2025
Projet de recherche en collaboration avec Mission Alpaga et Éric Maréchal, chercheur au CNRS de Grenoble@Pascal Deloche, Charlotte Gautier van Tour et Collectif Alpaga
« En résidence de recherche et de création à la Maison forte de Hautetour au printemps 2023, Charlotte Gautier van Tour s’est interrogée sur l’histoire aquatique du massif des Alpes, de son origine sous les eaux à son actuelle fonte, pour en déduire un futur hypothétique. S’intéressant au phénomène des microalgues qui prolifèrent en haute altitude et colorent la neige en rouge, Charlotte Gautier van Tour a ainsi poursuivi à Saint-Gervais, avec son projet Bloom, ses recherches et ses questionnements autour des écosystèmes, des phénomènes et des mémoires liés à l’eau afin d’interroger l’avenir des Alpes. L’exposition Bloom présentée à la Maison forte de Hautetour jusqu’au 17 septembre 2023 restitue ses recherches et pose un nouveau regard sur la vie aquatique en haute-montagne. » Emma Legrand, commissaire de l’exposition
Oeuvres du projet Bloom - le sang des glaciers :
Gestante – extrait de Sanguina nivaloides
Verre soufflé chez Arcam Glasss, cordage, extrait de neige fondue contenant la microalgue Sanguina nivaloides (prélèvement effectué par Eric Maréchal chercheur CNRS/LPCV et à mission Alpalga)
35 x 20 x 15 cm
Le vivant sous toutes ses formes a trouvé son origine dans un milieu aquatique et les océans sont encore liés aux montagnes. Telle une fiole archaïque et organique, cette sculpture-récipient est une matrice aquatique qui abrite un extrait d’algue des neiges. Inspirée du phytoplancton et des microorganismes marins, elle est aussi semblable à un organe de verre que l’on porterait tout contre soi lors de marches de collecte.
High UV irradiance
Verre, agar agar, glycérine végétale, café, betterave, encre, microorganismes, intervention in situ sur les vitres de la Maison Forte de Hautetour
Dimensions variables
Au sommet des montagnes que l’on pensait immaculées, l’intensité lumineuse extrême conduit à d’étranges métamorphoses. La neige se colore en rouge, des mondes invisibles prolifèrent et nous enseignent leur règne en teintant les paysages à une échelle monumentale. Cette oeuvre est pensée comme un vitrail organique, une peau d’algue et d’extrait végétaux qui nous fait plonger dans un monde solaire et algal en pleine éclosion.
Névé
Installation in situ évolutive, agar agar, terre argileuse locale, microorganismes, jus de betterave, oxyde rouge, dimensions variables.
Blooming mountains
Agar agar, gaze de coton, microorganismes, encres, papier, cadre en chêne
70 x 49 x 5 cm
Émersion
Agar agar, microorganismes, encres, cyanobactéries (spiruline), caisson lumineux en bois
60 x 60 x 30 cm
Texte intégral d’ Elora Weill-Engerer
En portant une attention détaillée et empathique aux processus de transformation, Charlotte Gautier van Tour met en lumière la dimension éphémère et évolutive de toute chose. Chaque étape de la putréfaction, de l'érosion, de la germination et de la fermentation est scrutée avec minutie, comme pour saisir l'instant précis où la matière bascule d'un état à un autre, où elle franchit les frontières de l'existence pour embrasser de nouvelles formes. Les notions de croissance, de décomposition, de renaissance et de perpétuel devenir se mêlent dans une danse ininterrompue, révélant la cyclicité inhérente à toute forme de vie. Il s’agit d’une démarche proprement écosophique car elle propose une vision du monde qui reconnaît l’interconnexion profonde entre les êtres humains, les autres espèces et les écosystèmes, appliquant la pensée écologique aux espaces mentaux, aux corps et aux formes sensibles plutôt qu’aux théories.
Dans la blancheur immaculée de la montagne, une scène étrange se dévoile. Des microalgues, symboles vivants de l’océan, se sont égarées dans ce monde glacé. Vertes à l’origine, elles deviennent rouges en s’oxydant : elles contrastent alors avec leur nouvel environnement et permettent une rencontre inattendue. Ces messagères venues de lointains rivages nous interpellent et leur présence inhabituelle soulève des questions, tant poétiques qu’écologiques. Elles agissent en qualité de signes : comment ont-elles franchi les barrières naturelles pour parvenir jusqu’ici et quel message portent-elles dans leur sillage ?
Le projet artistique de Charlotte Gautier van Tour, intitulé "Bloom", se déploie dans un espace muséal situé en haute altitude, dans la ville de Saint-Gervais, et présente la recherche menée dans le cadre d’une résidence de deux mois. Cette collaboration artistique avec Eric Maréchal, chercheur au CNRS spécialisé en physiologie cellulaire et végétale à Grenoble, met en lumière une microalgue fascinante appelée Sanguina nivaloide. Cette algue se distingue par sa prolifération spectaculaire en haute montagne lors de l'arrivée de l'été, colorant la neige de teintes chatoyantes rappelant les explosions de cyanobactéries visibles depuis l’espace. Horace de Saussure, alpiniste et scientifique du XVIIIe siècle, a été le premier à décrire ces microalgues en 1760, les désignant comme le « sang des glaciers ». En se colorant de rouge, ces microalgues empêchent la réflexion de la lumière, conduisant à une absorption accrue de la chaleur et à la fonte de la neige. Les recherches d'Eric Maréchal, menées dans le cadre de la mission Alpaga, révèlent que la neige abrite un écosystème microbien d'une richesse insoupçonnée, la qualifiant même de « véritable océan en voie de disparition ». Aussi, cette exposition explore les notions de prolifération et d’infiltration tout en mettant en avant la puissance des signaux et des signes. La cohabitation du blanc immaculé et du rouge ardent convoque très nettement l’idée de la manifestation : selon l’écrivain René Char, la lucidité est « la blessure la plus rapprochée du soleil ». Et les dynamiques contraires intrinsèques à Sanguina alimentent une confusion poético-scientifique à son égard : la froide montagne déverse un sang marin sous la chaleur du soleil. Dans ce contexte, l’œuvre de Charlotte Gautier van Tour révèle une beauté saisissante, où les mondes invisibles se révèlent avec éclat aux premières heures de l’été. La manifestation de ce monde caché agit symboliquement en qualité de preuve : la révélation conduit à une compréhension plus profonde de la réalité, sur le même mode de connaissance que le symptôme. Le phénomène du blooming, qui a donné le titre de l’exposition, désigne cette éclosion hallucinante dans un environnement perçu comme stérile. Dans sa forte symbolique, on rapproche très volontiers le blooming d’une forme de rougissement pudique, accordant à la montagne la possibilité d’une vie affective : on rougit parce qu’on a le sentiment qu’on voit en nous ce que nous voulons cacher.
Toutes ces associations symboliques enrichissent notre compréhension sensible de ce phénomène naturel : l'œuvre conçue par Charlotte Gautier van Tour offre aux visiteurs une expérience immersive hors du commun. Celle-ci consiste en une orchestration synesthésique de modalités olfactives et sensori-motrices. Des gelées d’algues sèchent et se transforment, créant des sortes de membranes et reliefs qui s'animent grâce à la présence de micro-organismes issus de décoctions de fruits et de légumes. L'artiste joue avec la proximité de ces éléments organiques, invitant les spectateurs à une évolution sensorielle. La matière se métamorphose sous nos yeux ébahis, les névés, ces plaques de neige sous les glaciers, se muent en majestueuses montagnes vues du point de vue microscopique. Les visiteurs sont ainsi plongés dans un univers visuel et sensible captivant, où toute une vie jusqu’ici latente se déploie et s’épanouit en formes organiques complexes.
L’image du “sang des glaciers” proliférant dans la neige comporte également tous les éléments pour une métaphore politique. Le “sang des glaciers” représente ici une force disruptive qui remet en question l’ordre établi et la norme. Elles symbolisent les marginaux, les dissidents et les mouvements contestataires qui émergent au sein d’une société ordonnée et stable, menaçant son équilibre par l’opportunité d’un changement. Cette perturbation radicale correspond à une crise, un retournement qui est le moteur même de l’histoire. Il en va d’un moment de bascule qui effraie autant qu’il fascine. Le sang et l’écume, le crime et l’innocence, des taches sur un drap : la cohabitation du rouge et du blanc convoque les opposés et constitue, en cela, les chaînons essentiels à la construction du conte. On pense au Conte du Graal, où Perceval assiste à un combat entre un faucon et oie, laquelle, blessée « saigna trois goutes de sang qui se répandirent sur le blanc : on eût dit une couleur naturelle » ; alors le héros « [...] s’appuya sur sa lance / pour regarder cette « semblance », / car le sang et la neige rapprochés / lui rappellent la fraîche couleur / du visage de son amie ». Perceval reste hypnotisé devant cette vision dont la beauté plastique stimule la création d’images. Avec le noir, le rouge et le blanc sont les « trois couleurs anthropologiques fondamentales, les seules que l’on retrouve dans toutes les civilisations »1 et qui articulent, souvent de manière ambigüe, les rapports du beau et du terrible.
Précisément grâce à la réconciliation qu’elle engage entre la science et la poésie, l'exposition Bloom soulève des questions cruciales sur l'impact du changement climatique et de la fonte des glaciers. Les microalgues des montagnes, en proliférant dans les régions de haute altitude, témoignent de l'empreinte humaine sur des environnements autrefois intacts. Surtout, en faisant écho à l’origine océanique des montagnes, elles donnent aux éléments une dimension profondément cyclique. En cela, elles rappellent la fragilité des écosystèmes, interconnectés, et l'urgence de préserver notre planète en faisant attention aux signes les plus merveilleux : il s’agit de remettre le poète au premier rang du combat écologique. La responsabilité collective passe ici par le déploiement du sublime. L'exposition suscite cette prise de conscience de l'interconnexion entre les différentes régions du globe en considérant l'importance de l’imaginaire et de la fiction dans la préservation des équilibres naturels. Car si ces microorganismes sont des signes inattendus dans ce paysage glacé, c’est par leur aspect proprement poétique qu’elles agissent en rappel puissant de l'urgence de préserver la diversité et l'équilibre de notre écosystème global.
1 Michel Pastoureau, Figures et couleurs. Etude sur la symbolique et la sensibilité médiévale, p.36.
Elora Weill-Engerer